
Francesco Varano
Personnages du présent dans le dialogue avec la culture classique, dans la poésie d’Adrienne Scribano
La carte de géographie de l’Europe ces dernières années s’est épaissie de murs, de fils de fer barbelés, de clôtures. Depuis quelques années, Adrienne Scribano, née en Tunisie, de parents italiens mais qui a vécu entre la France et l’Italie pour ses études et son travail, à l’heure actuelle vit et travaille à Rome. Adrienne a décidé de s’opposer à ces murs qui existent présentement, grâce à son travail poétique de recherche. « Voci Lontane/Voix Lointaines » a été publié en 2012. L’auteure l’a construit une photo après l’autre et une poésie après l’autre. En parler ainsi semble très réductif. Les photographies elles mêmes sont des poésies. Elles peuvent être interprétées comme des poésies. Le thème qui unit les textes et les photos c’est probablement l’eros, dans le sens de désir et sensibilité envers le monde. L’auteure a besoin de l’exprimer et par là de s’exprimer aussi. Elle accomplit un choix éthique parce que les personnages auxquels elle l’adresse sont les migrants qui peuplent les pays d’Europe et en particulier la ville de Rome. Les personnages sont ceux qui proviennent de pays non européens et qui ont décidé d’être des artistes de rue. En mettant de côté toute forme lyrique de narcissisme personnel, Adrienne construit tour à tour une image après l’autre, un roman pour raconter les émotions et les sentiments de ces migrants. Adrienne les sent proches. Elle construit et déconstruit leurs représentations numériques, elle les met à côté d’anciens masques de théâtre ; elle enveloppe leurs corps dans des vêtements tellement beaux qu’ils finissent par ressembler à des entités royales de grande élégance. Sur une toile de fond qu’on appelle Rome, sont présents les vestiges anciens des murs, des colonnes des temples comme le Panthéon ou la Basilique Saint Paul-Hors-Les-Murs, ou la muraille servienne. La ville et son passé dialoguent avec le présent des migrants. Il est probable qu’Adrienne s’identifie à ces personnages. Tout comme à la ville elle-même.
Roland Barthes parle dans « La chambre claire », de l’importance, mis à part le « studium », du « punctum » pour obtenir une photographie optimale ; Chez Adrienne le « studium » est représenté par un travail intérieur de recherche et de déconstruction et ensuite de reconstruction dans un découpage singulier, capable d’attirer le regard au point d’éprouver des émotions et d’élaborer une pensée proche des portraits des personnages ainsi présentés. En ce sens le « punctum » est bien présent au point de devenir un élément vivant, qui contraint le regard à revenir plusieurs fois sur ces éléments qui le composent. Il me semble retrouver la leçon de Cartier-Bresson et l’influence du dernier Matisse. Plus les sujets sont marginaux, plus il reçoivent grâce au travail photo-poétique d’Adrienne une grâce chromatique et une grâce de la composition dans la Rome antique au point de les faire apparaître comme des princes, des membres de la société aristocratique, présents dans le cadrage avec une âme belle, sincère et bienveillante envers celui qui regarde. Le regard croise la sérénité, la bienveillance et par conséquent la beauté, unies à d’autres sentiments très forts, en réalisant le « punctum » de Barthes. Cette rencontre entre celui qui regarde et celui qui est regardé, m’indique que l’on peut penser à des poésies, élaborées et faites de façon différente par rapport aux recueils de poésies écrites avec des mots. Elles pourraient être l’objet d’une exposition dans un musée de Rome qui s’occupe d’exposition de photographies comme le Musée de l’Ara Pacis ou le Musée de Rome à Trastevere.
Adrienne accompagne les migrants, elle les accueille contre le flux de multitudes de personnes, dans des voyages pleins d’espoir et de projets ; 10 000 personnes mortes ces deux dernières années. Elle suit leur avancée… vers cette révolution, où chacun devrait les remercier eux qui avancent même si c’est dans la souffrance. Adrienne sait qu’il y a un devoir d’accueil, dans ces brumes de l’histoire. Elle crée une relation. … Puis, dans ses textes voilà sa sensibilité dirigée contre la peur, pour plaider encore leur cause, contre les femmes violées, elle s’interroge sur les droits contre cette citoyenneté fausse et individuelle qui ne reconnaît la citoyenneté que par le sol ou les liens du sang ; elle sait que la fureur est nécessaire dans un monde en plein déclin quant à ses propres valeurs et debout seulement pour la croissance du Pib (même si les migrants en Italie soutiennent un demi million d’entreprises). « Voci Lontane/Voix Lointaines est un livre structuré suivant un projet international : parce que les photos illustrent le thème des migrants et les textes écrits en italien et en français non pas littéralement mais à première vue on remarque une richesse individuelle des deux versions, car tantôt dans l’une tantôt dans l’autre apparaît une ressource différente de paroles et de vers, une façon de sentir poétiquement qui se complètent réciproqument…
Adrienne dans les textes rencontre les amis et les amours perdus, des inconnus morts à seize ans, des vies brisées comme la jeune fille qui se jette par la fenêtre. La réflexion devient presque un souvenir personnel, ces vies Lui appartiennent, font partie d’Elle, elle y pense avec bienveillance et dans la relation communautaire de fraternité qu’elle perçoit comme l’un des plus grands sentiments de la planète. Adrienne communique au lecteur sa légèreté d’être une personne et tout à la fois d’être les autres personnes qui ont disparu ou qui vivent dans la précarité et donc dans la tristesse et dans la mélancolie, comme le mime qui Lui révèle ses émotions et Elle le sublime dans un rêve : « Pour moi tu es un rêve… ». Dans les poésies d’Adrienne le procédé rhétorique principal est l’ellipse temporelle ; par conséquent des événements se produisent que le lecteur ne connaît pas mais dont il connaît les conséquences. Quelquefois amères dans le sens où la dure réalité dépasse le rêve et le désir. Même l’amour individuel comme expérience existentielle s’infiltre dans ces temps non exprimés visuellement, mais s’exprime dans sa joie ou dans son amertume et dans sa douleur … Adrienne a assimilé aussi le « tu » au point que le jour et la nuit, la fleur de la gaîté et toute la souffrance du monde à laquelle elle s’est exposée dès son adolescence jusqu’à sa maturité Lui appartiennent.
Je parlais au début d’Eros qui peut nous aider à savoir voir le monde pour se familiariser mais il est aussi pour Freud la force qui le préserve et qui peut le sauver par rapport à la force de Thanatos qui peut le détruire, le déstructurer complètement. Adrienne en ayant mis de côté thanatos, prend position pour eros et y croit, elle espère qu’il sera en mesure de créer communion et fraternité. Sa position est donc une position éthique ; par conséquent sa poésie habite l’histoire. Pour cette raison cette poésie est nécessaire.
Cette motivation se trouve aussi dans son premier livre : « Come un giramondo vado oziando/Errances ». « Geneviève » est une jeune fille que les passagers rencontrent dans le métro et elle accompagne leur trajet en chantant ; un matin on ne la rencontre plus ; Adrienne « chante » son décès, sa présence qui appartenait à une multitude. Elle avait choisi le suicide après la mort de son père. Adrienne met en évidence la créature, son existence, l’être apparu dans le monde et avoir disparu, elle annonce, dénonce, crée une mémoire poétique des existences précaires. Dans les images de ce livre, de ce livre double d’images et de poésies, Adrienne nous rappelle les pierres, dans ce cas : celles de Nuoro, une place avec de grosses pierres mises dans divers endroits de la place. Un monument du passé. Les pierres et les murs sont les fonds des photos de « Voix Lointaines » … Mais ils le sont aussi dans ce premier livre. Le passé de l’antiquité et le présent de la fragilité de la vie, des vies marginales puis de vies brisées par la force de la réalité. Ce livre aussi relève d’une position éthique qui rejoint l’histoire constituée par la violence sur les victimes. Qu’il s’agisse de l’actrice et chanteuse tunisienne Habiba Msika, brûlée vive à cause d’un amour repoussé, morte en 1930. Tout comme la femme qui a été incendiée à « Neuilly-sur-Marne » pour avoir affirmé le droit de choisir celui qu’on aime. La photo qui se trouve entre les deux poésies est le détail d’une sculpture dédiée à la Résistance à la Porte Saint Paul, à Rome où moururent, victimes des nazis et des fascistes 72 femmes. John Berger dans « Sur le regard » en parlant du peintre Ralph Fasanella dit que l’artiste peint d’en haut et d’en bas Manhattan, comme une prière pour ne pas oublier. Adrienne met de côté la rhétorique et l’aspect littéraire et nous restitue dans ce livre un monde (qui inclut de nombreux voyages, parmi lesquels l’Australie, Kyoto et Tokyo) dans lequel son regard se pose avec douceur sur les sujets comme une prière pour ne pas oublier. Adrienne nous redonne dans une de ses dernières photos, le sourire de trois adolescents dans la banlieue de Tunis, tout comme l’espoir qui dans la poésie « Geneviève », Adrienne nous dit qu’il s’éloigne depuis que la jeune fille ne peut plus chanter. Ce sourire pourrait annoncer un prélude à un espace différent, autre, moins injuste des banlieues et de toutes les villes. Il s’agit de dialectique parce que à l’heure actuelle, (mois de juin 2016) Paris brûle à cause des grèves et du terrorisme et d’autres pays européens ont élevé des barrières et des murs et quelque autre expédient répressif souhaite la sortie de l’Union Européenne.
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